Valeur travail

Publié le par Alda


Pierre Ruscassie
, www.democratie-socialisme.org

Marchés et rapports sociaux démocratiques

Isaak Roubine, militant de la social-démocratie russe, à l'origine menchevik(1), abandonne en 1926 ses activités politiques, qui le rendaient suspect aux yeux de Staline, pour se consacrer à son travail de chercheur et d'enseignant. Il sera néanmoins arrêté en 1930.

Valeur-travail
Dans ses "Essais sur la théorie de la valeur de Marx", publiés en 1928 et qui viennent d'être réédités par les éditions Syllepse, il approfondit ce qui constitue le cœur de l'analyse économique de Marx. Celui-ci affirme que la valeur de chaque marchandise provient exclusivement de la quantité de travail qui est socialement nécessaire pour la produire. C'est une valeur-travail.

Salaire et plus-value(2)

Mais il affirme aussi que dans une économie capitaliste, cette valeur produite par les travailleurs salariés ne leur revient pas en totalité : elle est partagée entre le salaire, direct et indirect, qui leur revient, et la plus-value, qui revient aux capitalistes pour leurs placements financiers, leurs investissements et leur consommation.
Cette analyse est fondamentale car, ce partage dépendant du rapport de forces entre salariés et actionnaires, elle permet d'expliquer que l'intérêt des actionnaires leur commande de faire "travailler plus" chaque salarié pour pouvoir supprimer des emplois, développer un chômage de masse, faire ainsi baisser les salaires et donc augmenter la plus-value extorquée aux salariés "pour gagner moins".

Réduction du temps de travail
C'est exactement ce qui s'est passé depuis 25 ans, années durant lesquelles l'offensive libérale a réussi à démanteler le code du travail pour s'opposer à toute réduction du temps de travail (sauf entre 1998 et 2000) et obtenir que les gains de productivité bénéficient aux actionnaires et non aux salariés.
C'est ainsi que, en France, de 1983 à 2008, la part des salaires dans la valeur ajoutée(3) est passée de 71% à 62%. La part des profits a donc augmenté de 29% à 38%. C'est un transfert annuel de 150 millions d'euros des salariés au patrons. (...)
Isaak Roubine insiste sur deux innovations fondamentales apportées par Marx. Celui-ci fait une distinction, déjà soulignée, entre "travail" et "force de travail" : le premier constitue la valeur qui s'exprimera dans le prix des marchandises, la seconde est la richesse des travailleurs qui, dans une économie capitaliste, devient une marchandise que le travail-leur doit vendre contre un salaire.
Marx opère une autre distinction, que Roubine est le premier à relever avec insistance, entre "valeur-travail" et "valeur d'échange" : l'une exprime l'équivalence de deux marchandises en quantité de travail, l'autre en quantité d'une autre marchandise.
Marx n'avait pas vu les conséquences bouleversantes de cette distinction dès lors qu'on l'applique à la marchandise "force de travail".
(...) nous pouvons affirmer que la valeur-travail ajoutée par le salarié est partagée en deux prix : le salaire et la plus-value, en fonction du rapport de forces existant entre salarié et capitaliste, toujours favorable à ce dernier dans une société capitaliste.
(...) Roubine rappelle que le marché est un ensemble de rapports sociaux entre individus considérés comme "agents sociaux" et non un ensemble de rapports naturels entre valeurs d'échanges considérées comme "choses naturelles".
Oublier la distinction que fait Marx entre "individus sociaux" et "choses naturelles", entre sciences de la société et sciences de la nature, entre déterminisme de la pratique et déterminisme de la matière, c'est légitimer des décisions opaques qui devraient laisser place à des décisions transparentes, prises démocratiquement.
Or, dans le cas d'un rapport de forces équilibré, le marché fixe le prix de la marchandise concernée exactement à sa valeur-travail et pas seulement "en moyenne" sur une grande quantité d'échanges : le marché est donc utilisable, dans une société socialiste, chaque fois que son encadrement par la démocratie permet de respecter l'égalité des droits, notamment par des prix conformes à la valeur-travail. C'est par le respect de la valeur-travail que s'exprime l'égalité des droits. Lorsqu'il n'est pas soumis à la démocratie, nous reprochons au marché de ne respecter la valeur-travail qu'en moyenne et de rarement la respecter marchandise par marchandise, surtout lorsqu'il est soumis au capitalisme.(...)
Cette réédition des "Essais" par les éditions Syllepse permet de renouer avec ces débats et de réexaminer la place que doivent prendre dans l'économie mondiale les "biens publics mondiaux", le rôle qui doit être dévolu au marché soumis à des rapports sociaux démocratiques, et la critique des fétichismes attachés à toutes les formes de domination.




(1) Membre du parti social-démocrate russe hostile à Lénine (mis en minorité au IIe Congrès de 1903 par les bolcheviks).
(2) Différence entre la valeur des biens produits et le prix des salaires, dont bénéficient les capitalistes.
(3) Qualité (d'un bien, d'un service) fondée sur son utilité (valeur d'usage), sur le rapport de l'offre à la demande (valeur d'échange), sur la quantité de facteurs nécessaires à sa production (valeur travail).

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