A bas la politique de la ville!!

Publié le par Alda

Alda-4---A-bas-la-politique-de-la-ville-Harrika-1--.jpg
par Michel Cahen

Les feux pré-adolescents de la désespérance prolétarienne éteints, deux questions devraient être posées : pourquoi si tard, et pourquoi si peu ? Il faut croire que notre République a encore quelque ancienne vertu qui en fait toujours, aux yeux de tous, l'idéal du bien public.

Renforcer la République
On dit le modèle républicain en échec. C'est l'inverse. Ce qui a échoué est la non application du modèle républicain dans des endroits où la République a partiellement cessé d'exister. Quand la police tutoie systématiquement des jeunes et leur demande leurs papiers cinquante fois plus souvent qu'à d'autres, est-ce le modèle républicain ? Quand on entasse dans des ghettos architecturaux des populations précaires ? Quand on abandonne la prévention pour la seule répression, quand on supprime les subventions aux associations d'insertion ? Quand, malgré plusieurs millions de chômeurs, on fait travailler plus longtemps chaque semaine (fin des 35 heures) et toute la vie (fin de la retraite à soixante ans) ceux qui ont déjà du travail ? Quand on ferme les yeux sur la chaîne infinie de la sous-traitance qui favorise le patronat clandestin, dont sont victimes en particulier les immigrés, est-ce le modèle républicain ? La faiblesse de la République a entraîné un échec. Elle doit être renforcée.
"Oui mais, et le "communautarisme" ?", entend-on. Il en va du " communautarisme " comme d'autres mots qui, apposés sur une plaie, sont censés tout expliquer. Ce qui s'appelait "nationalités" en Yougoslavie sous Tito a soudain été désigné "ethnies" quand la guerre civile a éclaté ; même chose au Rwanda, voire en Côte d'Ivoire. Des "ethnies", ça s'affronte, non ? L'explication est ainsi fournie par le mot. Les observateurs consciencieux - à commencer par les Renseignements Généraux - savent que nos feux français de l'automne 2005 sont aux antipodes du communautarisme. Il s'agit peut-être du degré zéro de la conscience de classe, quand des prolétaires s'attaquent à d'autres prolétaires, mais ce n'est pas le communautarisme.
Nul doute cependant que des conditions spécifiques sont favorables à des replis, des stratégies de survie, manipulables en tout sens. Mais quels sont, alors, ces "communautarismes" ? Sont-ils musulmans ? Sont-ils noirs ? Ils contiennent des bribes de toutes les cultures nationales que les immigrés prolétaires du tiers monde amènent dans leurs valises en carton. Mais ces cultures n'ont aucunement le moyen de se redéployer en France au point d'y recréer des systèmes culturels entiers qui, aux côtés de la culture française, créeraient une véritable situation de multiculturalisme. Ceux qui pourfendent le multiculturalisme - la coexistence ou la rivalité de plusieurs systèmes culturels - se trompent encore de cible : le seul multiculturalisme existant en France est celui résultant du choc des civilisations… latine et anglo-saxonne - les seules qui puissent se déployer en tant que systèmes.

Produit de la vie vécue en France
Les phénomènes nullement aboutis de communautarismes en France ne doivent rien à l'importation ou à une recrudescence du traditionalisme : ils sont entièrement modernes, le produit de la vie vécue en France, dans l'espace de la République, loin du modèle républicain. Ce sont des communautarismes français. On a parqué, depuis les années soixante, les prolétariats français et sud-européens, puis du tiers monde, dans des cités séparées, et on voudrait, quarante ans plus tard, que cela n'ait aucune conséquence identitaire ? La seule vraie question est en réalité de savoir pourquoi il y en a si peu : à cause de la République et des droits que des générations de luttes ouvrières ont arrachés.
Il n'empêche : la lecture sociale est insuffisante. Le débat se résumerait alors à la question de la plus ou moins grande intensité de la politique de la ville. Mais on accepterait toujours la même structure de l'espace : une urbanisation infinie et non questionnée, une concentration parisienne et francilienne qui infirme tous les discours décentralisateurs, une population française qui devrait toujours croître…
On se trouve aujourd'hui dans un contexte étrange où le néojacobinisme (du jacobinisme non révolutionnaire de la bourgeoisie triomphante) et le néolibéralisme se rejoignent pour le pire dans l'imaginaire national. La France est imaginée à partir de Paris, la "province" devant être régie par des clones de ce modèle en plus petit. Ce legs néojacobin  se conjugue fort bien avec le néolibéralisme puisque ce dernier, à la seule aune de la loi du marché, ne permet des investissements que là où c'est rentable, là où la concentration est déjà la plus forte. Le discours décentralisateur néolibéral cache une reconcentration quotidienne à outrance et l'inexistence de toute démocratisation des territoires.

Rien n’est fatal, tout est politique
Dans ce contexte, rien ne semble pouvoir arrêter la croissance de la région parisienne. Un phénomène de même nature se produit, avec les "métropoles d'équilibre" et toutes les agglomérations provinciales qui grossissent indéfiniment non en raison des besoins raisonnés du pays, mais du fait qu'il est de plus en plus dur de vivre à la campagne (quasi-extinction du paysannat, fin des services publics, etc.). Pourtant on sait, depuis les écrits d'Henri Lefebvre de 1968-1970, que la ville est une formation sociale historiquement dépassée. Cela ne signifie pas qu'elle devrait cesser d'exister, puisque l'histoire a structuré le territoire avec une place de choix pour elle. Mais il est historiquement dépassé de continuer à encore "produire de la ville", quand les progrès technologiques permettent d'urbaniser la campagne, au sens de Lefebvre, d'une répartition égalitaire, sur tout le territoire, des moyens infrastructuraux, économiques, sociaux et culturels de la vie urbaine moderne. En dehors de toute politique audacieuse d'aménagement du territoire, dans un contexte où la croissance urbaine infinie est considérée comme "naturelle", la politique de la ville n'est rien d'autre que l'accompagnement social du laissez-faire.
Les émeutes de novembre sont un petit signe de la grande crise à venir. Devrait être à l'ordre du jour une politique d'aménagement du territoire remettant en cause l'imaginaire national de la France organisée exclusivement en fonction du rapport à la capitale et à la ville, sans que les sociétés locales ne soient considérées comme pertinentes, sans qu'elles influent sur le maillage territorial de la République, sans que la loi de la rentabilité à court terme soit contestée. Il faut une politique de long terme de décroissance urbaine et d'urbanisation de la campagne (au sens de Lefebvre). Cette politique devrait être déclinée dans absolument tous les secteurs car rien n'est fatal, tout est politique.
Il ne s'agit pas d'un programme populiste pour gagner les prochaines élections, mais d'une politique pour assurer l'avenir de la prochaine génération. Car la prochaine fois, ce ne sera pas seulement la voiture du voisin qui brûlera.

18 décembre 2005

(*) Michel Cahen est chercheur CNRS à Sciences Po Bordeaux et l'un des animateurs du Comité girondin du 29 Mai (ex-comité pour le Non de gauche). Il s'exprime ici à titre personnel.

PS : Michel Cahen donnera une conférence à la Fondation Manu Robles-Arangiz le 13 février 2006 à 19h00

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article